Réchauffement climatique : à qui la faute ? – l’Anthropocène contre l’histoire d’Andreas Malm

En ce mois d’été caniculaire, il est difficile de ne pas sentir l’épée de Damoclès au-dessus de notre tête : le réchauffement climatique est bien là, nous en ressentons déjà les effets, et la situation ne fait qu’empirer chaque année. Mais si le sujet occupe toutes les bouches, il est loin de faire l’unanimité. Certains n’y croient tout simplement pas, car après tout, « l’hiver, il fait très froid » , tandis que d’autres se disputent pour savoir comment en sortir, et surtout, beaucoup se demandent : « à qui la faute ? » C’est en tout cas la question que pose Andreas Malm, géographe suédois, dans son livre L’Anthropocène contre l’histoire, publié aux éditions de La Fabrique. Cet essai, mêlant histoire, sociologie et climatologie, met en lumière le lien historique entre système capitaliste et réchauffement climatique.

Manquant cruellement de connaissances un tant soit peu scientifiques sur le sujet, et n’étant pas non plus historienne, je ne m’essaierai pas à faire une critique de ce livre. Cependant, il a provoqué beaucoup de réflexions que je souhaiterais partager, en utilisant le livre comme support, et en espérant que vous me pardonnerez mes possibles erreurs ou inexactitudes.

Dans mon parcours tumultueux sur le long chemin du militantisme, la cause environnementale a toujours été une sorte de toile de fond. La préoccupation était présente, certes, mais en filigrane, et jamais avec la même rage qui me secouait face aux injustices et inégalités dont je me découvrais être témoin ou victime. J’ai pourtant été plongée dans le bain écolo très tôt dans ma vie, dans une famille flexitarienne et qui s’efforçait déjà de diminuer ses déchets avant que ça ne soit « trendy » . Mais dans mon esprit, la cause écologique occupait une case vraiment très séparée des problèmes sociologiques, et alors que j’apprenais à déconstruire mes systèmes de croyances, j’ai mis très longtemps à connecter les dits systèmes avec la crise environnementale, et mon expérience est, je pense, assez évocatrice d’une image générale du militantisme écologique. Un mouvement assez élitiste, bien souvent apolitique et qui tend à culpabiliser les individus sur leurs habitudes de consommation quand ils ont le malheur de ne pas respecter un modèle bien précis. En plus de passer à côté d’une analyse systémique essentielle, ce comportement a pour effet direct d’exclure une grande partie de la population qui ne peut tout simplement pas se retrouver dans ces discours. Les populations excentrées, qui n’ont pas accès à des magasins bio ou zéro-déchet, ou celles qui n’ont pas les moyens de prévoir un budget plus élevé dans des courses éthiques, entre autres. Pourtant, ce sont bien les populations les plus défavorisées qui prennent le changement climatique et la pollution de plein fouet, et ce sont loin d’être celles qui polluent le plus (pour en savoir plus sur le sujet, je vous redirige vers cette vidéo passionnante de mediapart appelée Décoloniser l’écologie)

Une étape déterminante dans ma manière d’appréhender la question environnementale a justement été de faire le lien entre ces oppressions et le réchauffement climatique : le système capitaliste. Si bien sûr le capitalisme ne peut pas être désigné comme seule cause du réchauffement climatique, le comportement de sur-consommation qu’il entraîne est un des facteurs les plus importants de la dégringolade de ces dernières années. Et lorsqu’il s’agit de pointer du doigt les hyper-consommateurs, on ne devrait non pas se tourner vers le tiers-monde, mais bien vers les pays les plus riches, et surtout les grosses entreprises qui produisent sans limite et sans prendre en considération les ressources de la planète.

Le livre d’Andreas Malm prend un point de vue assez spécifique sur la question puisqu’il se concentre majoritairement sur une période historique qui a été déterminante dans le passage à l’énergie fossile. En remettant de l’ordre dans les théories autour de cette série d’événements, et surtout, en adoptant un point de vue sociologique sur le sujet, il déconstruit les mythes qui entourent le récit de l’« anthropocène », un terme très utilisé de nos jours, et qui, par son étymologie et ce à quoi il renvoie, véhicule de nombreuses idées reçues déterminantes (et pas forcément vraies) dans notre manière d’envisager l’écologie.

Anthropocène est un terme qui a été créé par Paul Crutzen (Prix Nobel et météorologue néerlandais) pour désigner une nouvelle ère : le passage d’une période dominée par l’énergie « naturelle » à une période impactée par l’énergie fossile, marquant donc l’impact de l’homme sur la planète, autrement dit la cause du réchauffement climatique. Andreas Malm explique que ce terme pose plusieurs problèmes, notamment à cause des deux particules qui le composent.

Le mot est formé de deux termes de grec ancien. Le terme « anthropos » (l’homme) sous-entend que l’humanité entière serait responsable de cette crise environnementale. Et cela, sans distinction géographique, sociale, ni économique. Quant à la deuxième partie du mot, « kainos » (nouveau), elle désigne l’entrée dans une nouvelle période historique, ce qui est, comme le décrit Andreas Malm, assez inexact, puisque aucune mesure scientifique ne permet de dater officiellement le passage à l’énergie fossile. Celle-ci fut très progressive, et a eut lieu de surcroît à une époque où aucune méthode fiable ne permettait de la mesurer scientifiquement.

Ce qui peut apparaître comme des détails entraîne en fait tout un récit bien ancré dans l’imagerie collective. En effet, le discours dominant au sujet de la cause environnementale serait de dire que chacun est coupable, à son échelle, du réchauffement climatique, ce qui en plus d’être faux, empêche de déconstruire le système à l’origine de cette problématique, car il n’est à aucun moment désigné, et est ainsi rendu invisible.

Andreas Malm déplore que le récit de l’anthropocène a majoritairement été écrit par des géologues, météorologues et climatologues, et qu’elle a très peu été envisagée sous un angle purement humain. Pourtant, il n’y a pas plus humain que ce choix de passer d’un type d’énergie naturelle à une énergie créée par l’homme…

les combustibles fossiles devraient, par leur définition même, être compris comme un rapport social : aucun morceau de charbon et aucune goutte de pétrole ne s’est jamais transformé de soi-même en énergie.

Ce qu’il soulève également, c’est que cette énergie n’a pas profité à des foyers ou à des individus mais bien à une industrie. Et c’est cette industrie qui a poussé à son développement massif, en construisant un système qui, même si il use d’une énergie aujourd’hui éteinte, repose toujours sur les mêmes engrenages. Cette industrie, c’est celle des usines de filage du coton en Angleterre au XIXe siècle.

Comme l’explique Andreas Malm, le filage du coton avant l’âge d’or des machines à vapeur reposait sur des usines dispersées dans la campagne anglaise qui utilisaient la puissance des cours d’eau comme énergie principale. Mais cette source d’énergie, qui était donc purement naturelle, avait plusieurs inconvénients : elle rendait d’une part la production dépendante de la météo et des intempéries, et de l’autre, contraignait les producteurs à faire venir de la main d’oeuvre dans des lieux reculés et loin des villes. Cette deuxième contrainte en entraînait de nombreuses autres. Pour convaincre les travailleurs de venir s’installer près de l’usine, les producteurs devaient les séduire avec toutes sortes d’avantages sociaux. Il fallait leur proposer, entre autres, un logement et un salaire décent, ce qui donnait un certain pouvoir aux travailleurs. Les syndicats avaient beaucoup de poids, et les grèves pouvaient ralentir considérablement le filage du coton. Et c’est bien là où l’invention de l’énergie au charbon a pris toute son importance. Même si plusieurs théories (dont je vous invite vivement à prendre connaissance dans le livre), émettent la possibilité que le passage de l’eau à la vapeur soit dû à une meilleure qualité de production, ou moins coûteuse, elles n’étudient pas l’avantage purement social proposé par ces nouvelles usines. À l’inverse des usines hydrauliques, les usines de machines à vapeur pouvaient être implantées partout, et donc, près des villes. Ainsi, la main d’oeuvre était plus accessible, et surtout, plus facilement remplaçable en cas de protestations ou de grèves. De plus, les usines à charbon permettaient aux producteurs de se défaire du facteur “naturel” : plus de ralentissement de production en cas de mauvais temps par exemple.

[…] le capital est incapable de fabriquer littéralement des veines de charbon ou toute autre réserve de combustible fossile, mais il peut les faire naître en tant que réserves d’énergie en mobilisant ses propres ressources : la force de travail et les moyens de production. […] L’apparition de l’énergie fossile en tant qu’énergie n’est pas autonome, mais subordonnée au capital lui-même. Elle prend la forme d’une énergie en mouvement interne au capital, lui prêtant une vie physique propre.

C’est ce qu’Andreas Malm appelle la « spatio-temporalité capitaliste » . En s’émancipant de toute contrainte naturelle, le capitalisme finit par créer son propre espace, sa propre temporalité, ce qui fini par impacter irrémédiablement l’atmosphère et la nature elle-même. 

Ainsi, il est intéressant de constater que l’invention des machines à vapeur, qui est célébrée comme une formidable avancée sociale et technologique, n’a jamais servi que des intérêts purement mercantiles. Elles permettaient simplement un meilleur contrôle des moyens de production, profitant ainsi au développement du capitalisme. Le réchauffement climatique n’est, comme le dit Andreas Malm, qu’un « effet indésirable » de cette expansion massive de la production. Mais cela valait t-il le prix que l’on paie aujourd’hui, et que l’on continuera de payer des années à venir ?

Bien entendu, les producteurs de coton du XIXe siècle ne pensaient pas aux conséquences qu’auraient l’utilisation des machines à vapeur des siècles plus tard. Mais c’est cette volonté de prendre le contrôle à la fois des paramètres humains (reprendre le contrôle sur la main d’oeuvre) et des paramètres non-humains (la nature, la météo et le temps), qui a provoqué ce changement de paradigme et nous a fait entrer dans la dite “anthropocène”. Et c’est un élément qu’il faut absolument prendre en compte lorsqu’on cherche des solutions pour lutter contre le réchauffement climatique : nous ne nous débarrasserons pas des effets indésirables de l’énergie fossile sans déconstruire le système qui l’a provoquée. Bien sûr, notre manière de consommer (et de sur-consommer) pose problème en soi. Il n’est pas imaginable aujourd’hui de remettre en cause le système sans tenter de diminuer soi-même son impact sur l’environnement. Mais ce que les faits historiques nous montrent, c’est que le passage à l’énergie fossile est loin d’être dû au hasard ou à un concours de circonstances. C’est un choix qui a été fait délibérément par une industrie afin de satisfaire son propre gain. Depuis, ce schéma n’a cessé de se répéter. Les entreprises, tout comme les individus, doivent être tenues responsables pour que l’on puisse rompre le cycle avant qu’il ne soit trop tard.

À la fin de son ouvrage, Andreas Malm soulève également un point intéressant au sujet de la montée des extrêmes qu’entraîne inévitablement le réchauffement climatique et la peur de la « fin du monde » . Les discours qui instrumentalisent la cause environnementale pour des intérêts politiques peuvent prendre plusieurs formes, de la plus insidieuse (la réponse de Macron au mouvement des gilets jaunes, qui prétendait avoir augmenté les taxes sur le carburant dans un souci écologique) à la plus explicitement xénophobe : Andreas Malm évoque les mouvements, certes minoritaires, qui accusent l’islam d’être la raison du désordre général à l’origine de la fin du monde. Il avertit également sur les risques d’émergence d’un fascisme écologique :

Dans The Climate Change and The Failure of Democracy, les chercheurs australiens David Shearman et Joseph Wayne Smith rejettent l’affirmation marxiste que le capitalisme est la source du réchauffement mondial et reportent toute la responsabilité sur la démocratie. […] Alors que  le changement climatique remet en cause la survie de l’espèce humaine, celle-ci doit découvrir sa véritable nature : la stricte hiérarchie.

Ainsi, la démocratie aurait laissé trop de liberté aux individus, qui ne seraient pas conçus, dans leur essence, pour l’autonomie. Il est aisé de comprendre comment de telles idées pourraient trouver un public dans une situation de catastrophe environnementale qui suit le discours sur l’anthropocène. En effet, si l’individu dans tout son égoïsme et son irresponsabilité, mène son espèce à son extinction, la solution la plus évidente ne serait-elle pas de le discipliner ? Or cette idéologie serait doublement dangereuse, non seulement par ce qu’elle implique politiquement, mais également parce qu’elle serait profondément inefficace : en imposant un nouveau système autoritaire, elle échouerait à détruire celui qui est à l’origine même du problème.

Comprendre notre histoire et les origines du réchauffement climatique est essentiel pour envisager notre avenir avec clarté. Nous ne pouvons plus nous permettre de détacher la cause environnementale de tout autre système oppressif, car l’énergie fossile est le fruit même du système qui nous oppresse.

En ce sens, le point de vue sociologique d’Andreas Malm sur la notion d’anthropocène est indispensable. Selon moi il peut aussi permettre à celles et ceux qui ne se sentent pas concernés par la cause environnementale, ou qui sont préoccupés par d’autres formes d’oppressions bien plus pesantes au quotidien, de comprendre comment est-ce qu’elle peut être liée à leur souffrance. Et surtout, il ressort de cette lecture que l’issue du réchauffement climatique devra être un mouvement solidaire et collectif, et non autoritaire et individualiste, une idée qui, même si elle paraît idéaliste, est essentielle pour envisager non seulement une planète plus saine, mais aussi plus juste.

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